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J'ai compris

Plus d’un mois après sa remise au Premier ministre Jean Castex, le rapport de la mission Bothorel « Pour une politique publique de la donnée » continue de provoquer des remous. Soulignant à juste titre les insuffisances de l’État à l’ère de la donnée, ce rapport a inspiré une tribune parue dans le Monde (Cf. « Le logiciel libre et l’ouverture des données sont deux enjeux majeurs du numérique moderne qui méritent une stratégie publique ») publiée le 17 janvier 2021. Ici et là, les voix s’élèvent pour réclamer une stratégie publique plus ambitieuse, plus lucide.

Conséquence directe de ce rapport, le 5e comité interministériel de la transformation publique (CITP) a annoncé la création prochaine d'une mission logiciels libres et communs numériques au sein de la Direction interministérielle du numérique (DINUM). Au sein de l’association ADULLACT, où nous travaillons depuis bientôt 20 ans à promouvoir le logiciel libre dans les services publics (la circulaire Ayrault en 2012 disait que nous avions 10 ans d’avance dans le domaine de la mutualisation), nous aimerions partager quelques idées avec le lecteur.

Les forges logicielles

Tout d’abord, arrêtons-nous un instant sur le concept de forge. Une forge est une plateforme servant à recevoir et développer les codes sources des logiciels. C’est un environnement hautement technique dédié au travail collaboratif. Imaginez cela comme l’espace où les musiciens se retrouvent pour écrire ensemble leur partition. Ces musiciens, ce sont les développeurs. D’autres forges ont été le symbole de la révolution industrielle : la révolution du numérique se joue là aussi : dans la production des logiciels qui traitent l’information.

Il existe des centaines, des milliers de forges hébergées sur la toile. C’est une véritable jungle pour les développeurs.

Aujourd’hui, nous estimons que 90 % des logiciels libres développés par les services de l’État sont déposés sur Github, une célèbre forge maintenue par une entreprise privée américaine. Imaginerait-on un instant déposer nos archives nationales ou les collections du Louvre sur le territoire des États-Unis, et qui plus est, les confier à une entreprise privée ? Nous connaissons les arguments en faveur de Github  : la notoriété de la plateforme apporte une visibilité internationale aux développeurs qui y travaillent.

Mais le choix d’une forge n’est pas qu’un choix technique. Lorsqu’on créé du logiciel libre, on crée du patrimoine national. Il est dommageable que ce patrimoine soit déposé en dehors de notre territoire. Au delà d’un choix douteux en matière de souveraineté numérique, cela révèle également une situation où l’opportunité immédiate prime sur la stratégie globale et la vision au long terme.

Nous pensons que l’une des premières missions d’un pôle logiciels libres devrait être d’accompagner et d’orienter les agents publics pour qu’ils sachent où et comment déposer leurs codes sources. C’est à la DINUM de faire ces choix stratégiques et proposer des solutions pérennes, souveraines et connues de l’ensemble des agents et collaborateurs de l’État.

Cependant, la solution n’est pas forcément la création d’une forge d’État. Nous avons déjà connu cela avec la forge de l’État « admisource.gouv.fr », gérée par l’ADAE (ex DINUM, en 2005). Malheureusement, faute de moyens et de soutien politique sur le long terme (une élection présidentielle peut changer beaucoup de choses…) cette forge d’État n’a pas perduré. En juillet 2008, les projets alors hébergés ont migré sur la forge ADULLACT.

Si notre forge (qui a aussi inspiré la forge européenne OSOR) est toujours présente depuis 2002, force est de constater que l’état des forges est instable. C’est même un terrain mouvant. Même un poids lourd comme Google a fermé son service Google Code en janvier 2016. Il faut donc imaginer une solution pérenne, et faire confiance aux acteurs locaux. Nous sommes le pays qui a vue naître Software Heritage ! Nous donnons des idées au monde, nous pourrions nous les appliquer à nous-mêmes de temps en temps.

Revoir les imputations comptables

Cela étant posé, nous aimerions nous tourner vers un autre sujet qui nous tient à cœur : comment insérer les logiciels libres dans la comptabilité publique ? Il est un point essentiel, soulevé par l’ADULLACT lors de son audition par la mission Bothorel en novembre 2020.

« Actuellement, l'achat d'un logiciel propriétaire sous licence est souvent imputé au budget investissement de la collectivité, alors qu’il ne s’agit en fait que d’un contrat de location donnant un droit d’usage, tandis que le développement d'un logiciel libre est imputé en fonctionnement. Il faudrait inverser ! »

Lorsque nous investissons dans du logiciel libre, nous créons et entretenons du patrimoine immatériel, et donc de la valeur ! Il serait donc plus logique d'imputer systématiquement les frais liés aux logiciels libres au budget investissement, qui, comme chaque collectivité le sait, est plus facilement mobilisable, et de décourager systématiquement les « achats » de licence qui ne sont en fait que des droits d’usage et des locations qui ne créent pas de valeur en les imputant pour ce qu’elles sont : du fonctionnement. 

L’ADULLACT l’a proposé : utiliser l’esprit des règles comptables (déjà bousculées par le SAAS) pour aider les agents à passer des offres de marchés publics sur les prestations. Cette mesure aurait des effets considérables. Si quelqu’un doit porter ce changement en en comprenant tous les aspects, c’est bien la mission logiciels libres.

Revoir la circulaire du 26 février 2002 relative aux règles d’imputation des dépenses du secteur public local avec le prisme « le logiciel libre est du patrimoine » serait un geste fort.

Encourager la mutualisation, décourager les achats isolés.

Enfin, dernier point, là encore inspiré de nos propositions. Il faudrait encourager et coordonner l’achat public pour aider les services à mutualiser leurs besoins en amont, pour faciliter la naissance et l’adoption de nouveaux logiciels libres.

Habituellement, les services publics sont incités à mutualiser en aval, c’est à dire se réunir autour de besoins supposés communs pour acheter au mieux de façon concertée. Les groupements d’achat ne sont pas inintéressants, mais ne créent pas toujours de patrimoine. À l’ADULLACT, nous invitons les collectivités territoriales à mutualiser en amont, c’est à dire à réfléchir ensemble aux logiciels libres dont elles ont besoin, et cela dès leur conception.

L’évolution naturelle, les nouvelles réglementations, les nouveaux métiers justifiant de nouveaux logiciels ne manquent pas. Il devient urgent de s’intéresser à une nouvelle manière d’aborder ces besoins logiciels.

Dans le numérique où le coût de duplication est nul, nous travaillons sur des objets non rivaux, à l’inverse d’objets concrets comme une baguette de pain, qui nécessite matière première et temps de fabrication pour être reproduite. Il faut penser des modèles économiques adaptés à ces objets non rivaux. L’histoire du logiciel libre le prouve : nous pouvons créer des modèles économiques viables autour de biens non rivaux. Puissions-nous nous en inspirer pour créer des modèles applicables aux administrations et collectivités.

La mission logiciels libres et communs numériques devrait accompagner et encourager les ministères à mieux partager leurs savoir-faire et leurs développements logiciels. Actuellement, les budgets ministériels sont cloisonnés, et il n’y a que très peu d’interaction entre les ministères. La mission MIMO et le SILL (Socle Interministériel de Logiciels Libre) ont ouvert la voie. Nous aimerions voir émerger une vraie stratégie transverse interministérielle, pour créer, entretenir et valoriser durablement ce patrimoine immatériel.

Concluons en souhaitant le meilleur à cette nouvelle mission. Encore à l’état de projet, elle a déjà de nombreux sujets sur lesquels s’atteler. Elle pourrait aussi accompagner les agents des services publics à respecter les lois de 2013 (Enseignement Supérieur et Recherche) et de 2016 (pour une République Numérique) qui « encourage » l’usage de logiciels libres ; il est temps de s’y mettre...

Souvenons-nous que lorsque Richard Stallman résume le logiciel libre en trois mots, il se sert de la devise de la République : « liberté, égalité, fraternité ». La mission logiciel libre, c’est un peu la mission de la France.

 

Tribune rédigée par Pascal KUCZYNSKI, Délégué Général de l'ADULLACT, pour le magazine Acteurs Publics

Voir la tribune : Les logiciels libres ont besoin d’une stratégie publique lucide et ambitieuse